Direct-to-consumer, le futur très contemporain du marketing
Strategy Consulting 7 juin 2019Casper, Warby Parker, Glossier, aux Etats-Unis. Plus proches de nous, Sézane, Le Slip Français ou Le Chocolat des Français. Autant de marques dont la valeur n’a pas attendu le nombre des années. Elles incarnent déjà le bouleversement majeur des années 2010 dans le secteur de la grande consommation : l’émergence du modèle D2C, ou direct-to-consumer. Plus qu’une évolution marketing, le modèle D2C constitue un nouveau standard, qui n’est pas l’apanage de ces acteurs nés avec le web social.
Le modèle direct-to-consumer : la donnée au service d’une création horizontale du produit
En 2014, Casper est lancé aux Etats-Unis. Ses 5 fondateurs partagent une même conviction : acquérir un matelas est une expérience complexe, voire douloureuse, pour le consommateur. Prix élevés, achat en magasin sujet à des logistiques alambiquées, options confuses et accablantes : à qui souhaiterait-on le choix cornélien de trancher entre un matelas “ferme” et “très ferme” ? Autant de frictions que Casper se destine à éradiquer. D’où un modèle radical, en contradiction avec les normes alors en vigueur : un produit unique, à un prix abordable, livré à domicile.
Le parfait contrepied réalisé par Casper ne pouvait advenir qu’en identifiant les caractéristiques d’un produit susceptible de plaire au plus grand nombre. Casper a informé et validé la création de son unique produit en se basant exclusivement sur la donnée consommateur, identifiant le matelas qui serait prisé par le plus grand nombre de clients potentiels. Et le maintient comme pierre angulaire de son développement produit, alimenté par les retours continus de 15 000 usagers fidèles. En ce sens, les marques D2C se distinguent en premier lieu par une construction horizontale de leur produit. Elles usent de campagnes digitales personnalisées, activant des communautés pertinentes sur les réseaux sociaux, voire créant leurs propres communautés parallèles. Et n’hésitent pas à recourir à des campagnes de pré-lancement en financement participatif, tel la marque de déodorant naturel Respire, qui aura reçu 21 000 commandes via la plateforme Ulule, avant même sa commercialisation. La pratique n’est pas neuve, mais elle devient ici systématique. A l’inverse du produit “universel” de Casper, la construction horizontale du produit est, dans le même temps, vecteur d’hyper-personnalisation. Basée sur cette même relation directe à l’utilisateur, elle permet aux usagers de co-construire avec la marque le produit le plus adapté à leurs besoins, à l’instar des shampoings Prose, ou de Seasonly, marque skincare récemment lancée par la fondatrice de My Little Paris, Fany Péchiodat.
Un monde sans intermédiaires ?
Casper, comme la grande majorité des marques D2C, a été fondée au cours des 10 dernières années. Par essence, ces entreprises sont digital natives, et ont pris le contexte du web 2.0, social et horizontal, comme point d’ancrage de leur business model. Ainsi, le trait caractéristique des D2C, s’il peut parfois connaître des variations, est la désintermédiation quasi-intégrale de canaux traditionnels de production, de vente et de communication. Glossier, fondée par Emily Weiss en 2014, réalise ainsi l’entièreté de ses ventes depuis son site internet. Si la marque s’est permise l’ouverture de flagships ou pop-up stores, ceux-ci opèrent davantage comme des lieux de brand culture. Plus encore, chez Glossier, la quasi-totalité du marketing est activé à partir de ses propres canaux de communication digitaux, réseaux sociaux et newsletters, quand les relais médiatiques, qu’ils soient en ligne ou non, ne sont utilisés qu’avec parcimonie et en rupture avec les codes du secteur. Agences de communication autant que distributeurs se voient ainsi affubler un rôle marginal, sinon inexistant. La qualité première de ce modus operandi est évidemment l’amélioration des marges, laissées intactes par ces intermédiaires contournés. Plus encore, la désintermédiation caractéristique des marques D2C leur octroie un avantage sans commune mesure face à leur concurrents institués : la maîtrise quasi-totale de leur donnée consommateur.
Cette maîtrise représente un changement de paradigme à deux égards : la systématisation du ciblage “identitaire” plutôt qu’en grande masse des clients de la marque qui permet, dans un second temps, une optimisation de l’engagement de ces derniers, jusqu’à faire d’eux des ambassadeurs et même, nous l’avons vu, des co-constructeurs de celle-ci.
D’un marketing “Pay, Spray and Pray” au marketing data-driven
A une approche “Pay, Spray and Pray”, visant à toucher le plus grand nombre sans distinction, ces marques préfèrent désormais une approche média fondée sur la donnée. Ce ciblage, cœur d’une orchestration marketing sur mesure, tire parti du contrôle de la donnée autant que la capacité de ces entreprises à mettre à profit l’ intelligence artificielle pour automatiser les choix au sein du mix média, rationaliser les ciblages, et enfin obtenir une compréhension bien plus fine de l’ attribution.
La finalité de cette approche nouvelle est une remise en cause paradigmatique du rôle du marketing au sein de l’entreprise. D’un pôle de dépense à l’évaluation incertaine, en l’absence d’unités de mesure liant dépense et revenu, le marketing D2C devient un pôle de profit. En effet, par le contrôle de sa donnée client, ce nouveau modèle permet de connaître la lifetime value (LTV) d’un consommateur, dont découle la rentabilité de son coût d’acquisition. « CAC is the new rent », le coût d’acquisition comme nouveau loyer, est ainsi devenu le mantra de ces nouveaux modèles où le contrôle de la donnée transforme les dépenses marketing en variable de croissance.
Les marques traditionnelles en passe de “Kodakisation” ?
Les prédicateurs les plus zélés voient dans la révolution D2C un chambardement auquel ne résisteront pas la grande majorité des acteurs traditionnels, aux structures perçues comme trop lourdes pour évoluer et intégrer la flexibilité nécessaire à ces usages centrés sur la donnée et l’agilité décisionnelle. Voit-on planer sur ces marques le spectre d’un destin Kodak ?
Il est certes indéniable que le marché sera affecté durablement. La relation client communautaire, instantanée, personnalisée, est déjà en passe de devenir un standard. Tout comme il apparaît aujourd’hui impensable, à l’ère de l’hégémonie Amazon, de proposer une livraison payante de plus d’une semaine, voire 48 heures en zone urbaine (dès fin 2017, 69 % des usagers ne pouvaient concevoir un délai supérieur à six jours).
Les marques direct-to-consumer montrent ainsi la voie d’un modèle déjà advenu, et doivent représenter une inspiration plutôt qu’une menace. La vague d’acquisitions opérées par des acteurs traditionnels – depuis le rachat, en 2016, de Dollar Shave Club par Unilever, pour 1 milliard de dollars – fut la première réponse au phénomène. La seconde étant la création, au sein de ces groupes, de nouvelles marques D2C, comme la très millennial Color&Co, lancée par L’Oréal en mai dernier. Il semble évident, aujourd’hui, que la prochaine tendance ira à l’intégration des bonnes pratiques D2C au sein même de ces structures. Tendance qui, loin d’être isolée, va de pair avec celle de l’internalisation progressive du marketing au sein des entreprises. L’internalisation octroie à ces structures une nécessaire rationalisation des coûts et une transparence accrue, tel le U-Studio, imaginé et opéré par le leader de l’in-housing, Oliver, qui aura permis à Unilever l’économie de près de 500 millions de dollars. L’in-housing intègre au sein des organisations des équipes ad hoc, suffisamment agiles et pointues pour mettre en place une approche marketing en phase avec ces nouveaux standards et les attentes des consommateurs.
Plus qu’une révolution à laquelle ne sont pas conviées les marques traditionnelles, le modèle D2C représente l’avènement d’un nouveau modèle pour le marketing. Les coûts d’acquisitions croissants, sur les principales plateformes publicitaires digitales, Facebook et Google, accentuent le poids de ces nouveaux d’intermédiaires, et préfigurent la première crise de croissance du modèle direct-to-consumer. Alors que les marques purement digitales se tournent vers les canaux traditionnels – retail, télévision – en conservant l’ambition de les réinventer, il incombe aux marques traditionnelles d’intégrer ce nouveau modèle, agile et alimenté par la donnée, qui exploite les pleins potentiels du paradigme digital.